Le récit de Camille Kouchner est bouleversant. Il faut le lire, entièrement, sans s’arrêter, d’une traite.

La Familia Grande, un récit de Camille Kouchner
Quand j’ai commencé la lecture de la Familia Grande, j’ai pensé « indécence », j’ai pensé « imposture ». Ecriture automatique, brouillonne, peu littéraire.Les propos de Camille Kouchner sur le plateau de La grande Librairie, m’avaient laissée circonspecte : troublante cette façon de dire l’horreur sans colère, d’accuser l’autre sans haine. L’ambiguïté ne va ni avec la justice, ni avec la vérité.
J’avais lu les commentaires dans la presse, sur la révélation du crime, sur la gauche caviar pointée du doigt, dans son refus des normes bourgeoises, son luxe et son libertarisme, un milieu accusé. Je voyais déjà les populistes et les droites tradi s’emparer de l’affaire, réglant leurs comptes, les premiers avec les biens-nés de l’élite, les seconds avec les dévoyés de la morale.
J’aurais le choix donc, entre deux croisades, entre deux dénonciations, celle d’abord d’un milieu, gauche bobo intello, gauche des réseaux et des allégeances, celle ensuite d’un crime universellement reconnu, l’inceste. Une aubaine pour les médias … Autre chose à se mettre sous la dent que la pandémie.
Mais ce n’est pas mon parti pris. Trop réducteur. Et l’un ne va pas sans l’autre.
 
Une tragédie, aux accents raciniens
 
Le récit de Camille Kouchner est bouleversant. Il faut le lire, entièrement, sans s’arrêter, d’une traite. C’est l’histoire d’une tragédie aux accents raciniens : la chute d’une famille dont les protagonistes, gens de haut rang, sont les acteurs d’une danse infernale dont aucun ne peut réchapper, sinon par la mort ou la dévastation. Parce qu’il y a trop d’amour, parce que la haine n’a jamais le dessus. Le suicide comme seule libération des femmes, la sidération et l’anéantissement pour Camille et ses frères. L’effacement des aînées pesant comme une menace sur eux, scellant un pacte de silence. Une mort plus lente, plus subtile, qui insidieusement sape l’innocence telle l’hydre se déployant, usant de tous les artifices pour avaler ce qui reste d’élan vital, rongeant les âmes jusqu’à rendre les corps malades. La métaphore de l’hydre, leitmotiv d’une Passion familiale. Serpent malin nourri des forces vives qui le combattent. Mal invisible, sournois et silencieux.
« L’hydre puise son énergie, se régénère et me torture encore. Impossible d’y maîtriser mon cœur et ses battements enragés. »
« Ma mère est morte le 9 février 2017 ». Début. Le ton est donné, ton de l’étrangeté, de l’Etranger. « Ma mère est morte sans moi … Et je dois vivre avec. ». Un enterrement sans chaleur. Isolement des laissés, les laissés pour compte, les enfants.
 
La suite
 
L’enfance déglinguée, auprès de femmes éprises de liberté et de licence, n’offrant comme repère que leur charisme intellectuel, et leur propre folie. Un père célèbre absent et violent.
L’arrivée du beau-père ensuite, brillant, chaleureux. Pour Camille, c’est la rencontre avec un « père », c’est « une famille choisie, réinventée ». « La tendresse infinie de son regard sur elle, et surtout son envie de nous, comme un fou. Mon cœur est immédiatement emporté. » Début de l’emprise.
Les Années Mitterrand. Sanary. « Sur le grand tableau de Sanary s’organisaient les vacances d’une sacrée bande. La familia grande ». « A Sanary aussi, mon père embellissait ma vie ». « Le rituel a été très vite institué. Tous les étés : des parents hilares et des enfants fous de liberté. »
Suite du déraillage. Les fêtes, le libertarisme, le libertinage, dans un cadre luxueux, « joyeux », chacun livré à soi-même, à ses désirs insatiables, enfants, adultes. La perversion s’installe sur fond d’ivresse et de joyeuse débandade, sous l’égide du maître de cérémonie, qui distribue les rôles, fait et défait les liens, dans la familia comme dans la société.
La peinture de ce tableau me donne un léger malaise de classe. A quoi bon ce déballage d’une enfance favorisée ? Un brin indécent …
Page 66, le ton change. « Parfois on organise un « Ambassadeur ». Parents et enfants mélangés. Je me souviens de ce que, à peine adolescente, j’ai eu à mimer : « Camille, viens ici. A ton équipe tu feras deviner La chatte sur un toit brûlant … Tu connais pas ? C’est un film de cul. Démerde-toi… Me voilà faisant semblant de baiser devant les parents. Enorme rigolade. »
 
Ambiance
 
« A Sanary, certains des parents et enfants s’embrassent sur la bouche. Mon beau-père chauffe les femmes de ses copains. Les copains draguent les nounous. Les jeunes sont offerts aux femmes plus âgées. »
Je suis à la moitié de l’ouvrage. La suite, c’est la déchéance. Le suicide de Paula, la grand-mère, grande figure de la Familia, va précipiter la désintégration. Tandis que la mère de Camille sombre dans le désespoir, le beau-père commet l’irréparable. La révélation. « Victor m’a demandé de venir le voir dans sa chambre. C’était après la première fois » … « « C’est mal, tu crois ? ». Ben non, je ne crois pas. Puisque c’est lui, c’est forcément rien. Il nous apprend, c’est tout. On n’est pas des coincés ! » … « Il dit que maman est trop fatiguée, qu’on lui dira après. Ses parents se sont tués. Faut pas en rajouter »…« Si tu parles, je meurs. J’ai trop honte. Aide-moi à lui dire non, s’il te plaît. »
 
Le silence
 
Après l’ivresse des jeunes années, après la révélation, succède la longue descente aux enfers pour Camille et son frère, le secret, le pacte insupportable pour la jeune fille qui traverse sa vie, spectatrice médusée et impuissante de la catastrophe. Coincée entre loyauté et culpabilité, Amour et Vérité. Le mécanisme implacable de l’emprise est donné à voir avec justesse et pudeur, qui lentement se déploie tel l’hydre, nourrie d’inversion et de complexité. Aimer celui qu’on devrait détester. Aimer le monstre pourtant. Etre muselée parce que la perversion s’est glissée même dans l’éducation aux valeurs. « A l’unisson vous avez forcé nos leçons : Foucault et la peine. Ne jamais dénoncer, ne jamais condamner dans cette société où l’on n’attend que punition. »
« Il entrait dans ma chambre, et par sa tendresse et notre intimité, par la confiance que j’avais pour lui, tout doucement, sans violence, en moi, enracinait le silence. »
 
La chute
 
Le secret longtemps gardé, pour protéger leur mère. La révélation obligée, il faut aujourd’hui protéger les enfants des enfants, exposés au danger à leur tour. A Sanary toujours. Et l’abandon, de celle qui ouvre et ferme le récit, celle qui leur a donnés vie pourtant. Abandon et perversion ultime :
« Comment avez-vous pu ainsi me tromper ? Toi la première, Camille, ma fille, qui aurait dû m’avertir. J’ai vu combien vous l’aimiez, mon mec. J’ai tout de suite su que vous essayeriez de me le voler. C’est moi la victime. »
 
La lettre
 
La lettre de Camille à son beau-père dans le chapitre final est une rupture, de ton, de sens, d’amour. Plus question de chercher à comprendre, de penser les faits en perspective du contexte ou des interactions. L’adresse directe est un tour de force, inattendu. La parole est à l’accusation. Comme si les mots d’avant n’avaient été qu’un détour pour approcher au plus près le monstrueux. De la périphérie nous sommes passés au centre. Détour thérapeutique, détour de l’écriture, qui figure ainsi une temporalité ralentie, et rend possible une pensée distanciée plus lucide. Figure de l’hydre qui se déploie lentement pour mieux cerner sa proie, dans un combat final, mais cette fois un combat inversé, qui remet les valeurs à leur endroit.
 
Camille Kouchner est devenue juriste sans véritable vocation, pour rester fidèle aux siens, pour ne pas les décevoir. Là elle devient fidèle à elle-même. Elle ne témoignera pas en Cour D’Assises. C’est dans son livre que l’avocate se dévoile.
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